Congo : l’apport mitigé des tribunaux de sorciers

Salle d'audience du tribunal traditionnel de Mvounvou à Pointe Noire au Congo lors d'un procès | KINHOU Brice
Brice Kinhou
En République du Congo comme dans la plupart des pays africains, la justice coutumière reste omniprésente. Elle a droit de cité dans différentes localités du pays, et les affaires ne manquent pas.
Pointe-Noire, capitale économique du Congo. Il est 10 h, Joseph Ngoma, la quarantaine révolue et dépassé par les événements, se rend au tribunal traditionnel de la ville. En ce dimanche, il doit comparaître contre son beau-frère, qu’il accuse d’entretenir mystiquement une relation avec son épouse : « Tout le monde le connaît pour ses pratiques occultes, donc j’ai traduit devant ce tribunal mon beau-frère pour qu’il arrête d’abuser de ma femme, qui est sa sœur par alliance puisqu’il fait déjà partie de la famille. »
Ceci n’est qu’un cas illustrant la centaine d’affaires que traite ce tribunal chaque mois. À en croire les chiffres recueillis sur place, Jean-Baptiste Hyoyo, président du tribunal depuis 1982, dit « papa Hyoyo », et ses hommes traitent des dizaines d’affaires hallucinantes chaque semaine.
Les audiences ont généralement lieu les dimanches en langues locales (vili la langue de Pointe-Noire, kituba et lingala les deux langues nationales du Congo).
Certaines affaires sont résolues le jour même, d’autres par contre sont reportées pour plusieurs raisons : absence des accusés ou des témoins de chaque partie, ou encore pour une investigation spirituelle. Le tribunal travaille en collaboration avec une équipe de féticheurs et de voyants afin de détecter ce qui se passe dans l’invisible entre accusés et plaignants avant de trancher l’affaire. Cette phase peut prendre des jours, des semaines, voire des mois.
C’est le cas pour Mervelia Mbota, qui attend toujours le dénouement de sa plainte en diffamation contre Nayah Kartum, avec qui elle fait du jardinage et qui l’aurait traitée à plusieurs reprises de sorcière. La raison : ce qu’elle cultive pousse bien, contrairement aux productions des voisins dans le même secteur. Elle attend du tribunal que l’accusée démontre en quoi elle serait sorcière, et qu’elle paie un dédommagement et arrête de salir sa réputation. Elle n’exclut pas de porter le litige devant les tribunaux conventionnels en cas de récidive.
Plusieurs affaires paranormales et de mœurs se sont enchaînées toute la journée et c’est sur celle de madame Yvonne Mouyondzi que prendra fin l’audience qui a démarré à 8 h. Devant le tribunal des sorciers, elle a traduit Paul, le grand frère de son mari, qui s’est montré hostile à leur union dès le départ en usant d’attaques mystiques. Maladies, cauchemars et perte d’emploi du mari se sont succédé. Après une montée de tension entre les deux familles et un rappel à l’ordre, l’affaire a été repoussée sur instruction du président du tribunal traditionnel, le temps que les deux parties trouvent ensemble une solution aux malaises d’Yvonne. Les deux familles seront suivies par des féticheurs et voyants habilités par le tribunal pour mieux appréhender leur situation.
Pour le président Jean-Baptiste Hyoyo, les justiciables sortent souvent satisfaits de son tribunal : « quand un justiciable est à la barre, je le regarde et il me regarde, je sais qu’il est en train de mentir, cela n’engage que moi. Quand il me dit la vérité, je le sais aussi ». Cet homme craint et respecté dans les milieux traditionnels ajoute : « pour des affaires qui ne relèvent pas de ma compétence, je les oriente vers le tribunal classique et ça marche dans les deux sens ».
Un fait confirmé par maître Bhel Moussounda Boukambou, avocat à la cour : « des magistrats sont obligés dans certains cas d’envoyer des familles aller résoudre leurs problèmes au niveau de ces juridictions, suite à des questions sans réponse et au silence de la loi sur les questions paranormales ».
Si le tribunal des sorciers de Pointe-Noire, à l’instar des autres tribunaux traditionnels congolais, est très sollicité par la population, il n’en n’est pas pour autant reconnu par la Constitution. À en croire maître Précieux Ismaël Boumba, lui aussi avocat à la cour, « la loi congolaise, par l’acte numéro 76 portant changement des appellations des juridictions, ne reconnaît que les tribunaux d’instance, les tribunaux de grande instance, les cours d’appel et la Cour suprême. Mais la loi ne fait aucune référence aux tribunaux traditionnels ».
L’avocat au barreau de Pointe-Noire ajoute : « les décisions prises par ces juridictions ne sont imposables à personne et n’ont aucun effet de droit, parce que nous sommes dans le cas de la tradition pure et simple ». Pourtant, des dispositions sont prises pour faire de la place aux tribunaux traditionnels dans le domaine cultuel et non dans le domaine judiciaire. Preuve en est que l’État leur alloue un budget de fonctionnement annuel d’environ cinquante millions de francs CFA.
La cohabitation des tribunaux conventionnels et des tribunaux traditionnels semble donc avoir de beaux jours devant elle.
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